En avant ! J'attaque la lecture de La course à l'abîme de Domique Fernandez. Le style, l'idée, la précision et l'invention... tout ce que j'aime !

A lire un extrait : Sous l’influence de ces deux maîtres, j’ai attaqué mon premier tableau, une Corbeille de fruits, sujet entièrement nouveau pour l’Italie. Malgré mon peu d’intérêt pour la campagne, j’aurais voulu le traiter comme Floris ses étalages de légumes ou Jan ses bouquets de fleurs, en hommage à l’élan végétal. Quelque chose qui était dans mon caractère se révéla à cette occasion et fit obstacle à ce projet. Regardez ce tableau : vous serez frappé du contraste entre les fruits ronds et pleins qui sont dans la corbeille, et les feuilles qui dépassent et retombent de chaque côté : tantôt rabougries et sèches, tantôt rognées par les insectes.

Les fruits, je les ai mis de plein gré : c’était mon intention, que d’exalter la joie de vivre sous sa forme botanique. Les feuilles, elles, se sont rajoutées d’elles mêmes, en quelque sorte, comme si ma main n’avait plus obéi à ma volonté. Contrepoint sinistre aux pommes et aux poires du jardin, écrin funèbre pour l’épanouissement printanier elles indiquent où finit toute joie. N’est il pas étrange qu’au moment où le ravissement d’amour m’enlevait avec une telle violence, la pensée de la mort soit venue me tourmenter ?

J’avais vingt-deux ans, Mario n’en avait pas seize, l’avenir s’ouvrait devant nous, radieux selon la diseuse de bonne aventure chez qui Mario m’avait traîné de force, mais je peignais une image de dépérissement et de ruine. Pour le choix des fruits, me souvenant de Pietro Moroni et de la chaleur de son accueil, j’ai cherché lesquels il m’aurait vu avec plaisir, pour leur valeur emblématique, disposer dans la corbeille. J’y ai donc placé une pomme, deux poires, un citron, des figues vertes et des noires, symbole de ce qui passe, et des grappes de raisin, symbole du Christ et du salut par le Christ. Le Cavaliere vint examiner mon tableau, loua le mélange des fruits, reconnut la signification respective des fruits charnus et des baies translucides, apprécia l’intention religieuse, puis son œil se fixa sur un détail auquel je n’avais pas attaché d’importance.
Sur le flanc rebondi de la pomme je m’aperçus que j’avais peint, presque machinalement, un trou de ver et un début de pourriture. Il me tapa sur l’épaule, me félicita encore une fois, tira un demi-baïoque de sa poche, mit la pièce dans ma main. « Mais une autre fois, mon garçon, achète toi avec cet argent une pomme saine. »

Procurez-vous La Course à l'abîme